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Le débat renouvelé autour de la prostitution est aujourd'hui le révélateur, en même temps que le catalyseur, de nos différends sexuels. Pour les abolitionnistes, ce commerce dégradant n'est jamais qu'une sorte d'esclavage : à l'instar de la Suède, il faudrait donc l'interdire en pénalisant à la fois le proxénète et le client, mais non les prostituées. Pour les réglementaristes, la contrainte ne définit pas toujours la prostitution, qui peut résulter d'un choix : tout en luttant contre les trafics et l'exploitation des mineurs, il conviendrait en conséquence, à l'exemple des Pays-Bas, d'organiser cette profession pour lui ouvrir des droits fondamentaux, à commencer par la sécurité sociale.
Les abolitionnistes se réclament plus volontiers du féminisme, dès lors que la prostitution n'est à leurs yeux qu'une forme de violence contre les femmes, et les réglementaristes plus souvent du libéralisme, puisqu'il s'agit de reconnaître les prostitués des deux sexes en tant que sujets libres, et non pas seulement comme victimes. Les choses ne sont pourtant pas si simples. Il n'est pas besoin d'être féministe pour réprouver la prostitution, que ce soit au nom des bonnes moeurs ou de la libération sexuelle. De plus, l'émancipation des femmes n'est pas incompatible avec le libéralisme - on l'a bien vu aux Etats-Unis, dans les années 1980, quand les débats sur la pornographie opposaient les féministes de la domination aux libérales "pro-sexe". A l'inverse, si les associations homosexuelles sont plus attentives au développement de la prostitution masculine, elles n'ignorent évidemment pas que les femmes sont aussi concernées par le sida.
En outre, s'il faut parler de libéralisme, c'en est une version bien tempérée qui attend de l'Etat la régulation des métiers du sexe... Bref, mieux vaut se défier de ces oppositions quelque peu réductrices, d'autant qu'elles pourraient facilement, trop facilement, nous conduire à imaginer les femmes plus soucieuses de l'exploitation sexuelle, et les hommes plus sensibles à la liberté de la jouissance - que ce soit par nature ou du fait de la domination. Sans doute la polémique n'est-elle pas inutile, puisqu'elle éclaire les points aveugles des deux positions. D'un côté, comme en Suède, l'abolition pourrait bien n'être qu'une prohibition, qui, loin d'en finir avec "le plus vieux métier du monde", ne ferait que le refouler dans la clandestinité, au risque d'en aggraver les conditions d'exercice. D'un autre côté, on le voit aux Pays-Bas, la profession serait réservée aux ressortissants de l'Union européenne, redoublant ainsi l'illégalité des récentes immigrées, venues d'Afrique noire ou d'Europe de l'Est. Bref, l'abolition ne ferait pas disparaître toute la prostitution, et la réglementation n'assurerait pas la liberté de toutes les personnes prostituées.
Le débat est toutefois intéressant, surtout en ce qu'il porte au jour les présupposés symétriques des uns et des autres. En effet, ce sont bien deux politiques de la sexualité qui s'affrontent. Pour les abolitionnistes, il importe de préserver, dans la marchandisation générale, une "exception sexuelle": l'Etat a donc la charge de soustraire l'acte sexuel au marché. Pour les réglementaristes, loin d'empiéter sur les droits de l'individu, l'Etat doit se contenter de garantir le consentement, qui, seul, permet d'exercer une liberté sexuelle. Ce sont donc aussi, implicitement, deux représentations de la vie érotique qui sont confrontées. Pour les abolitionnistes, la prostitution en est la négation même : si la sexualité ne s'achète pas, c'est qu'elle ne vaut que comme don amoureux ou, du moins, expression d'un désir spontané. Pour les réglementaristes, la sexualité ne se confond pas nécessairement avec la gratuité de l'amour, ni même du désir. Tandis que, pour les seconds, la société ne saurait imposer aucune norme érotique, pour les premiers, la sexualité est porteuse de valeurs qu'il convient de ne pas prostituer.
Pour autant, ce débat théorique qui traverse la gauche ne doit pas occulter le contexte politique de son retour dans l'actualité. On pourrait certes en retrouver l'image déformée et durcie à droite - les rares voix préconisant le retour des maisons closes s'opposant aux partisans d'une répression non moins classique. Il est cependant une différence fondamentale entre droite et gauche, qui l'emporte sur tout autre clivage. Alors qu'abolitionnistes et réglementaristes s'affrontent autour de deux conceptions antagonistes de la liberté sexuelle et de deux projets concurrents visant à protéger les personnes prostituées, la logique de la nouvelle majorité gouvernementale est de nature radicalement différente. Loin de s'encombrer de liberté, elle n'est dictée que par une préoccupation sécuritaire. Et, bien sûr, nonobstant la rhétorique sur "la France d'en bas", il ne s'agit pas de la sécurité des femmes et des hommes qui pratiquent la prostitution : ce seront les premières victimes de la répression.
Il serait donc absurde de croire que la ligne de partage essentielle passe aujourd'hui entre abolitionnistes et réglementaristes - d'autant que ni les uns ni les autres ne sont au pouvoir. Ne rejouons pas l'histoire du féminisme américain se déchirant en plein ordre moral reaganien. Au moment où municipalités et gouvernement rivalisent dans la répression, il ne faudrait pas se tromper d'adversaire ni engager la lutte à l'écart du champ de bataille. Si l'insécurité est pour la droite le danger principal, pour la gauche, ce devrait être la panique sécuritaire.
Regardons le projet de loi sur la sécurité intérieure, adopté en première lecture le 17 juillet à l'Assemblée nationale, qui fait rimer prostitution avec immigration : "Les auteurs de racolage actif ou de racolage passif feront l'objet de mesures systématiques d'éloignement et d'un retrait définitif de tout titre de séjour lorsqu'ils seront de nationalité étrangère." Avec la stigmatisation de l'étranger, la double peine jouant d'une double peur, ne voit-on pas ici comment la panique sécuritaire se nourrit d'une panique sexuelle qu'elle alimente en retour ? Il est vrai que les choses n'ont pas commencé avec les élections, et ne se limitent pas à la prostitution. L'inflation de discours alarmistes sur la pornographie et les jeunes a préparé le terrain. Bien sûr, il ne s'agit pas de nier la réalité des violences sexuelles, dans tous les milieux sociaux - y compris les banlieues. Mais, précisément, ce qui devrait nous faire peur, c'est l'identification de la pathologie sexuelle à un milieu particulier, chargé de tous les maux, et de tous les fantasmes. N'assiste-t-on pas aujourd'hui, comme aux beaux jours du victorianisme, à une inquiétante assimilation entre "sexualités dangereuses" et "classes dangereuses"?
Ni l'abolitionnisme ni le réglementarisme ne sont à l'ordre du jour en France. L'heure est à la panique sexuelle. La gauche ne doit donc surtout pas se laisser détourner de l'enjeu véritable de notre actualité. A moins que la naïveté apparente ne cache chez certains un cynisme réel. Désorientée par la défaite électorale, l'opposition pourrait être tentée d'habiller d'un féminisme généreux son ralliement à la démagogie sécuritaire, en faisant passer la répression de la prostitution pour une défense des femmes. Ou du moins s'accommoder d'une querelle secondaire, pour mieux distraire du combat essentiel, et s'autoriser prudemment le silence, en vue de ménager l'opinion. Mais faisons crédit à la gauche de quelque lucidité : elle saurait d'autant moins avoir la lâcheté de ne pas s'opposer à la droite qu'à terme elle n'y aurait pas intérêt.
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