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À Sister Psychadelia,
marraine de choc.
Il était une fois une bande de folles merveilleuses, qui envahit les rues de San Francisco à laube des années 1980 (très exactement, pour la première fois, le samedi de Paques 1979) et entreprit de porter la bonne parole, celle dune homosexualité visible, sans honte ni culpabilité. Elles étaient belles, joyeuses, illuminées, shabillaient en bonnes surs et se faisaient appeler The Sisters of Perpetual Indulgence. Une insouciance relative régnait alors ; les pédés dansaient toute la nuit, baisaient à couilles rabattues, bref, ils samusaient et rattrapaient le temps perdu, toutes ces années où flics et psychiatres de tous poils clamaient à qui voulait lentendre que lhomosexualité était une tare sociale et une maladie mentale.
Jusquau jour ou une bête plus méchante que les autres pointa son nez, et amena avec elle linquiétude et la désolation. Folles, oui, mais lucides : The Sisters sentirent se lever le vent mauvais, annonciateur de la tempête. Dès 1982, à la Gay Pride de San Francisco, elles répandirent dans la communauté un livre dactions de grace dun genre nouveau : amusez-vous, mes fils, mais protégez-vous et protégez vos partenaires, Saint Latex est là pour ça. En deux mots, Play Fair !
Lhistoire continue ainsi : lutter contre le sida, soutenir les personnes atteintes, trouver de largent, faire de la prévention
Pourtant, les Surs continuent à se présenter comme un mouvement radical et non comme une association de lutte contre le sida. Question de mémoire et de fidélité à leur dhistoire
Il nen va pas autrement en France. Fondé à Paris en 1990, le premier Couvent a fièrement hérité de cette mémoire et poursuivi cette tradition de follie (avec deux l, ce nest pas une faute de frappe !) radicale, bien sûr préoccupé de lurgence du moment, la lutte contre le VIH, mais pas seulement. Aujourdhui, lIndulgence règne sur toute la France : Angers, Nantes, Bordeaux, Aix-en-Provence, Marseille, Montpellier, Nancy, Lille
et les Surs poursuivent ce même chemin, inlassablement.
Par définition, les Surs sont des folles camp. Folles, tout le monde comprend, je suppose ! Camp, cest un peu léquivalant en anglais : de lextravagance, de lironie, de la visibilité (impossible de passer à côté dune folle camp
) et une tonne dhumour, voilà pour lidée générale. Pour plus de précision, Patrick Cardon a écrit un joli Précis de follosophie, en préface des chroniques de Michel Cressole, Une folle à sa fenêtre. Et pour saisir lattitude camp, rien ne vaut une immersion dans les souvenirs de Quentin Crisp (The Naked Civil Servant, que malheureusement aucun éditeur français na jugé bon de traduire
). Une folle camp ne peut jamais en faire trop. Comme dit ma Sur Marie Janine du Rêve Suspendu, dite Jaja, « Si tu hésites, rajoutes-en ! » (ce jour-là, à Lausanne pour être précis, elle parlait de rouge à lèvres ; par la suite, cette règle fut appliquée à bien dautres situations
).
Les Surs utilisent avant tout la théâtralité et lincongruité de leurs apparitions en habit de nonnes, le visage maquillé, lors dactions préparées ou inopinées (cest-à-dire « par surprise » pour éviter toute connotation sexuelle déplacée). Lhumour, cest loutil tactique des Surs ; lincongruité tient également, bien entendu, à la transformation et la juxtaposition de symboles opposés, tels le sacré et le profane, le féminin et le masculin, la chasteté supposée des nonnes et lévocation constante de la sexualité (verbalement, symboliquement ou par lexpression corporelle ; si vous avez déjà vu Sur Berthe et son gode, vous savez de quoi je veux parler
). Les Surs se décrivent très rarement comme travesties ; elle préfèrent utiliser les termes de « costume » ou d« habit » à propos de leur personnage ; question délégance, tout à fait camp. Et chaque Sur porte un nom, qui reflète sa personnalité et son engagement dans son Couvent et dans le monde.
Dans la droite ligne du groupe original, les Surs françaises se présentent donc non comme une association de lutte contre le sida, mais comme un « groupe gai radical » (gai étant pris ici au sens premier, mixte) ; quelques aménagements ont eu lieu depuis la création du mouvement aux États-Unis : à lorigine, il ne réunissait que des hommes gais (gay male nuns), mais à partir du milieu des années 1980, des femmes (hétérosexuelles ou lesbiennes) ont rejoint le groupe des Sisters, de même que des hommes straights. Le Couvent de Paris a demblée pris en compte cette évolution, en intégrant aussi des lesbiennes, des femmes et des homme hétérosexuel-le-s, aux côtés dune majorité dhommes gais. Les Garde-Cuisses ont également fait leur apparition auprès des Surs : il faut bien que quelquun veille sur leur vertu, ce qui nest pas une mince affaire. La Sur est parfois volage et il y a partout de si jolis garçons et de si jolies filles
La définition de « groupe gai radical » est donc conservée, partant du principe quil appartient aux non-gais de savoir argumenter leur adhésion. Parce quil y a cette ouverture à toutes et à tous, et ce regard amusé sur la société bien pensante et moralement correcte, on dit aussi que les Surs sont queer (encore un truc intraduisible
Queer, cest à la fois pédé, étrange, bizarre, bref, pas « normal »).
La tactique des Surs dans la lutte contre le sida repose sur une stratégie politique : une utilisation du camp, une réappropriation revendiquée de lefféminement, de la visibilité homosexuelle et de la follitude qui visent à désarmer les injonctions morales pesant sur la sexualité sociales, religieuses, liées au sexe, au genre, aux pratiques sexuelles
Cest sur la base de cette mise en scène dune « déculpabilisation » de la sexualité que peuvent prendre place les actions dinformation et de prévention du sida et des IST mais aussi les manifestations plus revendicatives des Surs.
Il va sans dire que le camp a toujours servi de lien social puissant au sein du mouvement des Surs, et que la plupart dentre elles se définissent aussi comme folles dans leur vie personnelle. Les Surs et les Garde-Cuisses (qui sont aussi de grandes folles
) sont très proches les unes des autres, cest-à-dire quelles saiment profondément ou se détestent cordialement ; cest la même chose. Sans ces liens extrêmement forts, il ny aurait pas de Couvents.
Mais les Surs ont également su tourner ce lien social vers lextérieur et lutiliser comme moyen de médiation, principalement dans deux registres : leurs interventions interassociatives et le projet « ressourcements ».
À loccasion de très nombreuses interventions menées à la demande dautres associations de lutte contre le sida, les Surs ont progressivement soutenu et porté les revendications identitaires des militants, gais et lesbiennes, bis et transgenres de tous poils, en terme de visibilité. Le camp a permis détablir le lien social qui rendait possible cette forme daffirmation « par procuration », lien particulièrement intense, lors des représentations des spectacles écrits par les Surs. Au travers de ces shows, dont la qualité artistique importe peu, mais dont la follitude est garantie, la mémoire tient une place centrale : mémoire relative à lhistoire politique des gais et des lesbiennes, tout autant que mémoire liée au sida, et à tous ceux et celles qui en ont disparu. Qui a, un jour, ont vu un spectacle des Surs, ne risque pas de loublier !
Le lien social fondé sur la follitude et le camp, enfin, est au centre des semaines de ressourcement, organisées deux ou trois fois par an depuis 1993. Sur Sidarta décrit merveilleusement bien de quoi il sagit. Cest lattitude camp des Surs qui permet quun lien social sétablisse, au delà des affinités individuelles ; la tactique de lincongruité, de la théâtralité et de lhumour permet de dépasser les clivages parfois profonds entre les catégories naturalisées par lépidémiologie du sida : homosexuels/bisexuels masculins, toxicomanes, femmes/mères, étrangers
Il est très rare que de tels clivages subsistent à la fin dun séjour de ressourcement et la magie queer fait le reste. On repart dun ressourcement avec un trésor au fond du cur.
Queer et camp. Les deux mamelles des Surs, de notre grande Sur idéale, Sister Quamp. Mélange de toutes les Surs qui ont fait un bout du chemin de la Perpétuelle Indulgence, et puis sen sont allées, vers une retraite plus sereine, pour certaines, et vers le ciel, pour beaucoup dautres. Nous ne les oublions jamais et un peu de chacune delles habite Sister Quamp : la robe de mariée de Lola, le voile arc-en-ciel de Sister X-tasy Marie-Colette, la couronne dépines du Garde-Cuisses Sperminator, lélégance aérienne de Sister Vice and Virtue, les piercings de Sister Psychadelia
Sister Quamp, cest lesprit des Surs, qui nous remonte le moral quand les actions sont trop lourdes, quand le monde est trop dur, quand le découragement pointe son vilain museau. Sister Quamp cest aussi la fête, lesprit des pionnières, lénergie qui nous fait aller de lavant. Cest elle qui nous sussure à loreille « quavec toutes ses perfidies, ses besognes fastidieuses et ses rêves brisés, le monde est pourtant beau. Prenez attention et tâchez dêtre heureux ».
Sur Rita du Calvaire
ArchiMère des Couvents de France
(Jean-Yves Le Talec)
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