Sister Quamp

Cet article est paru dans Triangulaire n° 3 1/2 (novembre 2002).

À Sister Psychadelia,
marraine de choc.

Il était une fois une bande de folles merveilleuses, qui envahit les rues de San Francisco à l’aube des années 1980 (très exactement, pour la première fois, le samedi de Paques 1979) et entreprit de porter la bonne parole, celle d’une homosexualité visible, sans honte ni culpabilité. Elles étaient belles, joyeuses, illuminées, s’habillaient en bonnes sœurs et se faisaient appeler The Sisters of Perpetual Indulgence. Une insouciance relative régnait alors ; les pédés dansaient toute la nuit, baisaient à couilles rabattues, bref, ils s’amusaient et rattrapaient le temps perdu, toutes ces années où flics et psychiatres de tous poils clamaient à qui voulait l’entendre que l’homosexualité était une tare sociale et une maladie mentale.
Jusqu’au jour ou une bête plus méchante que les autres pointa son nez, et amena avec elle l’inquiétude et la désolation. Folles, oui, mais lucides : The Sisters sentirent se lever le vent mauvais, annonciateur de la tempête. Dès 1982, à la Gay Pride de San Francisco, elles répandirent dans la communauté un livre d’actions de grace d’un genre nouveau : amusez-vous, mes fils, mais protégez-vous et protégez vos partenaires, Saint Latex est là pour ça. En deux mots, Play Fair !
L’histoire continue ainsi : lutter contre le sida, soutenir les personnes atteintes, trouver de l’argent, faire de la prévention… Pourtant, les Sœurs continuent à se présenter comme un mouvement radical et non comme une association de lutte contre le sida. Question de mémoire et de fidélité à leur d’histoire…

Il n’en va pas autrement en France. Fondé à Paris en 1990, le premier Couvent a fièrement hérité de cette mémoire et poursuivi cette tradition de follie (avec deux l, ce n’est pas une faute de frappe !) radicale, bien sûr préoccupé de l’urgence du moment, la lutte contre le VIH, mais pas seulement. Aujourd’hui, l’Indulgence règne sur toute la France : Angers, Nantes, Bordeaux, Aix-en-Provence, Marseille, Montpellier, Nancy, Lille… et les Sœurs poursuivent ce même chemin, inlassablement.
Par définition, les Sœurs sont des folles camp. Folles, tout le monde comprend, je suppose ! Camp, c’est un peu l’équivalant en anglais : de l’extravagance, de l’ironie, de la visibilité (impossible de passer à côté d’une folle camp…) et une tonne d’humour, voilà pour l’idée générale. Pour plus de précision, Patrick Cardon a écrit un joli Précis de follosophie, en préface des chroniques de Michel Cressole, Une folle à sa fenêtre. Et pour saisir l’attitude camp, rien ne vaut une immersion dans les souvenirs de Quentin Crisp (The Naked Civil Servant, que malheureusement aucun éditeur français n’a jugé bon de traduire…). Une folle camp ne peut jamais en faire trop. Comme dit ma Sœur Marie Janine du Rêve Suspendu, dite Jaja, « Si tu hésites, rajoutes-en ! » (ce jour-là, à Lausanne pour être précis, elle parlait de rouge à lèvres ; par la suite, cette règle fut appliquée à bien d’autres situations…).
Les Sœurs utilisent avant tout la théâtralité et l’incongruité de leurs apparitions en habit de nonnes, le visage maquillé, lors d’actions préparées ou inopinées (c’est-à-dire « par surprise » pour éviter toute connotation sexuelle déplacée). L’humour, c’est l’outil tactique des Sœurs ; l’incongruité tient également, bien entendu, à la transformation et la juxtaposition de symboles opposés, tels le sacré et le profane, le féminin et le masculin, la chasteté – supposée des nonnes – et l’évocation constante de la sexualité (verbalement, symboliquement ou par l’expression corporelle ; si vous avez déjà vu Sœur Berthe et son gode, vous savez de quoi je veux parler…). Les Sœurs se décrivent très rarement comme travesties ; elle préfèrent utiliser les termes de « costume » ou d’« habit » à propos de leur personnage ; question d’élégance, tout à fait camp. Et chaque Sœur porte un nom, qui reflète sa personnalité et son engagement dans son Couvent et dans le monde.
Dans la droite ligne du groupe original, les Sœurs françaises se présentent donc non comme une association de lutte contre le sida, mais comme un « groupe gai radical » (gai étant pris ici au sens premier, mixte) ; quelques aménagements ont eu lieu depuis la création du mouvement aux États-Unis : à l’origine, il ne réunissait que des hommes gais (gay male nuns), mais à partir du milieu des années 1980, des femmes (hétérosexuelles ou lesbiennes) ont rejoint le groupe des Sisters, de même que des hommes straights. Le Couvent de Paris a d’emblée pris en compte cette évolution, en intégrant aussi des lesbiennes, des femmes et des homme hétérosexuel-le-s, aux côtés d’une majorité d’hommes gais. Les Garde-Cuisses ont également fait leur apparition auprès des Sœurs : il faut bien que quelqu’un veille sur leur vertu, ce qui n’est pas une mince affaire. La Sœur est parfois volage et il y a partout de si jolis garçons et de si jolies filles… La définition de « groupe gai radical » est donc conservée, partant du principe qu’il appartient aux non-gais de savoir argumenter leur adhésion. Parce qu’il y a cette ouverture à toutes et à tous, et ce regard amusé sur la société bien pensante et moralement correcte, on dit aussi que les Sœurs sont queer (encore un truc intraduisible… Queer, c’est à la fois pédé, étrange, bizarre, bref, pas « normal »).

La tactique des Sœurs dans la lutte contre le sida repose sur une stratégie politique : une utilisation du camp, une réappropriation revendiquée de l’efféminement, de la visibilité homosexuelle et de la follitude qui visent à désarmer les injonctions morales pesant sur la sexualité – sociales, religieuses, liées au sexe, au genre, aux pratiques sexuelles… C’est sur la base de cette mise en scène d’une « déculpabilisation » de la sexualité que peuvent prendre place les actions d’information et de prévention du sida et des IST mais aussi les manifestations plus revendicatives des Sœurs.
Il va sans dire que le camp a toujours servi de lien social puissant au sein du mouvement des Sœurs, et que la plupart d’entre elles se définissent aussi comme folles dans leur vie personnelle. Les Sœurs et les Garde-Cuisses (qui sont aussi de grandes folles…) sont très proches les unes des autres, c’est-à-dire qu’elles s’aiment profondément ou se détestent cordialement ; c’est la même chose. Sans ces liens extrêmement forts, il n’y aurait pas de Couvents.
Mais les Sœurs ont également su tourner ce lien social vers l’extérieur et l’utiliser comme moyen de médiation, principalement dans deux registres : leurs interventions interassociatives et le projet « ressourcements ».
À l’occasion de très nombreuses interventions menées à la demande d’autres associations de lutte contre le sida, les Sœurs ont progressivement soutenu et porté les revendications identitaires des militants, gais et lesbiennes, bis et transgenres de tous poils, en terme de visibilité. Le camp a permis d’établir le lien social qui rendait possible cette forme d’affirmation « par procuration », lien particulièrement intense, lors des représentations des spectacles écrits par les Sœurs. Au travers de ces shows, dont la qualité artistique importe peu, mais dont la follitude est garantie, la mémoire tient une place centrale : mémoire relative à l’histoire politique des gais et des lesbiennes, tout autant que mémoire liée au sida, et à tous ceux et celles qui en ont disparu. Qui a, un jour, ont vu un spectacle des Sœurs, ne risque pas de l’oublier !
Le lien social fondé sur la follitude et le camp, enfin, est au centre des semaines de ressourcement, organisées deux ou trois fois par an depuis 1993. Sœur Sidarta décrit merveilleusement bien de quoi il s’agit. C’est l’attitude camp des Sœurs qui permet qu’un lien social s’établisse, au delà des affinités individuelles ; la tactique de l’incongruité, de la théâtralité et de l’humour permet de dépasser les clivages parfois profonds entre les catégories naturalisées par l’épidémiologie du sida : homosexuels/bisexuels masculins, toxicomanes, femmes/mères, étrangers… Il est très rare que de tels clivages subsistent à la fin d’un séjour de ressourcement et la magie queer fait le reste. On repart d’un ressourcement avec un trésor au fond du cœur.

Queer et camp. Les deux mamelles des Sœurs, de notre grande Sœur idéale, Sister Quamp. Mélange de toutes les Sœurs qui ont fait un bout du chemin de la Perpétuelle Indulgence, et puis s’en sont allées, vers une retraite plus sereine, pour certaines, et vers le ciel, pour beaucoup d’autres. Nous ne les oublions jamais et un peu de chacune d’elles habite Sister Quamp : la robe de mariée de Lola, le voile arc-en-ciel de Sister X-tasy Marie-Colette, la couronne d’épines du Garde-Cuisses Sperminator, l’élégance aérienne de Sister Vice and Virtue, les piercings de Sister Psychadelia… Sister Quamp, c’est l’esprit des Sœurs, qui nous remonte le moral quand les actions sont trop lourdes, quand le monde est trop dur, quand le découragement pointe son vilain museau. Sister Quamp c’est aussi la fête, l’esprit des pionnières, l’énergie qui nous fait aller de l’avant. C’est elle qui nous sussure à l’oreille « qu’avec toutes ses perfidies, ses besognes fastidieuses et ses rêves brisés, le monde est pourtant beau. Prenez attention et tâchez d’être heureux ».

Sœur Rita du Calvaire
ArchiMère des Couvents de France
(Jean-Yves Le Talec)

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